Jean-François Le Boïté - Autobiographie

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1858

 

Mon père, Jean Marie Le Boïté, est né en 1858 à Ploubazlanec (Côtes-du-Nord). Mais il devint orphelin très jeune. D’abord sa mère meurt à Ploubazlanec en 1863 et son père un an plus tard à l'île de Sein. On se demande d’ailleurs si ce n’était pas à la suite dune bagarre. Jean Marie n'a alors que six ans. Je ne sais presque rien de son enfance et son adolescence, mais il commença sa carrière de marin très tôt. Il exerça son métier de pêcheur d'abord au port de Loguivy, puis rapidement il se mit à suivre les anciens, partis à la conquête de l’ouest, vers la mer d'Iroise.

À 22 ans, au cours d'une de ces expéditions, il a fait la connaissance de Marguerite Le Calvez, née en 1853 à Ploubazlanec. Ses parents avaient également suivi le mouvement de l'exode des pêcheurs de Loguivy vers Le Conquet.

Leur mariage eut lieu à Ploubazlanec le 15 mai 1880. Mon père est alors patron-pêcheur et son domicile est Le Conquet, tandis que sa jeune fiancée était domiciliée à Ploubazlanec.

De cette union naîtront huit enfants.

Mon père avait fait le choix, comme d'autres pêcheurs de Loguivy, de s'installer définitivement sur les côtes ouest du Finistère, et pour son choix personnel, plus particulièrement au Conquet.

Avant l'arrivée des pêcheurs de Loguivy, les ports du Conquet, des îles de Sein et de Molène, n’étaient pas très actifs.

Les pêcheurs autochtones du Conquet n'étaient pas des concurrents inquiétants. Ils étaient avant tout des cultivateurs, ayant en général une petite ferme de 2 ou 3 hectares (4 à 6 ‘‘journaux’’). La pêche était pour eux une petite activité des beaux jours dont les revenus modestes venaient s'ajouter aux gains des produits de leur terre et de l'élevage d’une vache ou deux, d’un cheval, d’une basse cour. Ce n’était pas non plus des exploitants patentés de la récolte du goémon, cette activité étant plutôt exercée dans les îles par ceux qui étaient venus des environs de Porsall, Porspoder.

La pêche au Conquet donnait bien ; celle des crustacés était particulièrement intéressante, mais elle exigeait des engins plus encombrants : casiers, cordages, bouées... Ce sont ces dernières particularités qui poussaient les pêcheurs à abandonner leurs petits "durzunel" de 1,43 tonneaux pour s'équiper en bateaux plus grands pouvant transporter loin, 36 à 42 casiers sur les lieux de pêche. C'est ainsi que mon père fit l'acquisition, à peu de frais, d'un bateau de 11 tonneaux, venant de Douarnenez, endommagé par une tempête, et qu'il baptisa Deux-frères.

 

1881

 

Je suis donc né au Conquet le 24 mars 1881. Comme on l'a vu, j’étais l'aîné des 8 enfants. J’ai fait ma scolarité primaire à l'école communale du bourg au Conquet.

On dit que j’avais une mémoire étonnante ; pour citer un exemple, je connais encore 'par cœur' non seulement les dates des faits marquants de ma vie, mais également, les noms des départements avec leurs préfectures et sous-préfectures, les psaumes, les chants grégoriens, les poésies... Ma récitation préférée était : « Tu seras soldat, cher petit » ! Oh ! ironie, elle ne s’appliquera qu’à mon dernier fils, Marcel ! Les autres serviront tous dans la Marine.

Mes années de jeunesse se sont succédées sans histoires au Conquet. Mes moments de loisir, je les passais au port, dans les canots, sur le bateau de mon père, le Deux frères. Tout me disait que je serai pêcheur, moi aussi ; comment en aurait-il été autrement lorsque tout, autour de moi, dans ma famille et à l'extérieur, on ne parle, on ne pense que bateaux, palangres, casiers, filets, gréements, marées, roches et chenaux.

 

 

 

En août 1893, j’avais alors douze ans, j’ai pris contact officiellement avec la profession de pêcheur, dans des circonstances presque inattendues.

Je suis en vacances, lorsque mon père, patron du Deux-frères, tombe soudainement malade. En famille, il est alors décidé que le bateau continuera la saison de pêche et que le premier matelot, Guillaume Quéré, prendra temporairement les fonctions de patron, le second matelot assumera la charge de premier matelot. Ma mère m’a alors demandé si je pouvais embarquer pour représenter mon père à bord et faire valoir la part d’engins de pêche qu’il possédait. J’étais d’accord car je connaissais bien le bateau. Embarque, moussaillon ! sur le Deux frères pour la pêche d'été, jusqu'à la fin de septembre 1893.

 

 

Cet été-là, nous rentrions assez rapidement de la pêche car sévissait alors une épidémie de choléra qui frappait beaucoup d’habitants, et notamment des îles. Notre retour à terre était surtout dicté par l’impatience de savoir si personne de notre entourage n’était atteint ou même mort, car dès le décès constaté, le corps était inhumé afin que la maladie se propage le moins possible.

Avec un oncle, je suis même allé assurer le ravitaillement de Béniguet frappée par l’épidémie. Nous déchargions les provisions sur un rocher de l’île et nous repartions pour Le Conquet sans nous soucier de l’état de santé des habitants. Bizarrement, c’est l’une des jeunes habitantes de l’île que j’épouserai plus tard !

Après l’été, mon père ayant recouvré la santé et pu reprendre la barre de son bateau, moi, de mon côté, j’ai repris le chemin de l'école pour passer et obtenir mon certificat d’études. C’était alors une distinction fort honorable.

 

 

L'année 1893-1894 s'est déroulée sans problèmes particuliers. À la fin de l’année scolaire, j’ai obtenu mon certificat d’études. Les grandes vacances arrivées, j’ai repris la mer comme mousse avec mon père, le 11 juillet 1894, car l'un des matelots avait commencé la pêche à son compte. Il faut préciser qu’en cette année, j’avais déjà cinq jeunes frères et sœurs, et qu’il n'y avait, à cette époque, ni assurance sociale, ni allocations familiales. La maladie, le nombre important d'enfants, pouvaient mettre une famille sur la paille. Mon travail sur le bateau permettait d'économiser le salaire d'un matelot de deuxième classe, ce qui augmentait d'autant les revenus de la famille.

Il en est ainsi décidé : moi l'aîné, je n'irai plus à l'école, si ce n'est à celle de la vie ! Je commence déjà, à 13 ans, ma longue carrière de marin.

Si la pêche a son côté agréable pendant la belle saison, il n’en va pas de même en hiver. Je me souviens que les mois de novembre et de décembre 1894 furent très durs : pluie, vent, glace. Le 19 décembre, je suis débarqué : j’ai les mains enflées par le froid, les doigts crevassés par les engelures ; c’est un supplice pour moi que de saisir les drisses des voiles et les orins des casiers. Ainsi se terminait tristement ma deuxième campagne de pêche : j’étais vaincu par les rigueurs de l'hiver. Les beaux jours revenant, je repris la mer le 20 mars 1895.

 

 

Jusqu'au 23 mars 1897, à l’âge de 16 ans, j’exerce les modestes fonctions de mousse. Je ne suis plus un enfant, et commence à prendre des responsabilités. Mes seize ans me donnent le droit au titre de 'novice'.

 

 

Depuis le mois d'août 1896, j’ai quitté le Deux frères pour m'employer sur d'autres bateaux dont les patrons sont en quête de main d'œuvre. Si certains patrons pêcheurs n'avaient pas assez de bras pour former leurs équipages, mon père, avec tous ses jeunes garçons, en avait ‘à revendre’.

Je laisse donc la place au suivant de mes jeunes frères, Joseph, afin que, comme moi, il puisse bénéficier de la formation professionnelle de base dispensée par mon père. J’embarque alors sur le Notre Dame d'Espérance en 1899, à 18 ans, ce qui me vaut le titre de 'matelot'. Mes embarquements successifs seront : l'Euphrasie, le Saint-Louis, puis le Bernadette.

 

 

Le 1er Octobre 1901 (j’ai 20 ans), c'est le service militaire. J’avais déjà derrière moi 7 ans 28 jours de navigation à la pêche côtière.

La durée légale du service militaire à l'époque, était de deux ans, mais en ma qualité de fils aîné de famille nombreuse, j’ai été dispensé d'une année.

Comme tout Inscrit Maritime, j’effectue mon service militaire dans la Marine Nationale, avec la spécialité de guetteur sémaphorique. L'année comprend six mois de cours spécialisés et six mois d'affectation en qualité de guetteur auxiliaire au sémaphore de Créachmeur (à Bertheaume, près du Trez-hir). Le 30 septembre 1902, libéré, je rentre au Conquet. Je suis majeur.

 

 

Le 4 octobre 1902, je reprends du service à la pêche, pour quelques jours sur le Sainte-Anne d'Auray. Pendant toutes ces années passées, le vieux Deux frères avait continué à naviguer avec mon père comme patron. Il estime qu'il est temps de changer de bateau et fait alors l'acquisition d'un bocq de 11,97 tonneaux, construit à Paimpol cinq ans auparavant, qu'il baptise aussi Deux frères. Il avait besoin d'un premier matelot, et c'est moi qui assumerai cette fonction.

Arrive 1903, mon père et moi décidons d'élargir notre horizon de pêche : partir vers les côtes anglaises, à la limite des eaux territoriales, à l'extrême pointe de la Cornouaille anglaise, aux îles Scilly, Penzance étant alors le port de refuge en cas de tempête durant la campagne.

Pourquoi cette subite décision ? Les ports de Sein, Camaret, Le Conquet, Molène, s'étaient développés considérablement à la fin du 19ème siècle (par le nombre de bateaux et l'amélioration des techniques de pêche) et le phénomène de surexploitation, identique à celui de Loguivy-de-la-mer vers 1850, se faisait également sentir dans l'Iroise et les parages d’Ouessant. Deux solutions étaient possibles :

1°) Étendre la zone de pêche plus loin vers l'ouest, car le plateau continental sous-marin se prolonge bien plus loin que le champ des opérations de l'époque. Dans ces zones, la profondeur augmentait et les limites des possibilité ne dépassaient pas 45 mètres de profondeur pour la pêche aux casiers.

2°) Trouver d'autres nouvelles zones de pêche à exploiter, par exemple le plateau continental anglais. La grosse difficulté : traverser la Manche. C'est pourtant cette solution que nous allions adopter.

Les opérations de pêche sur les côtes anglaises se faisaient uniquement pendant les semaines de mortes-eaux, durant la belle saison : de mai à septembre. Il faut préciser que les anglais, bien qu'excellents marins par ailleurs, n'étaient pas des pêcheurs chevronnés. Leurs côtes attiraient les pêcheurs bretons, du moins ceux qui avaient l'audace d'affronter la traversée de la Manche avec un chargement de casiers. La crainte était la tempête toujours possible ou son contraire, le calme plat au milieu du parcours. Il ne faut pas perdre de vue que les bateaux ne fonctionnaient qu'à la voile et qu'ils n'étaient pas pontés.

Le Deux frères effectue des campagnes de pêche en Angleterre, de 1903 à 1906. Mais pendant cette période, un événement très important est survenu dans ma famille : ma sœur cadette Ernestine est entrée au noviciat des Sœurs de l’Adoration perpétuelle et je suis allé à Quimper, avec mes parents, assister à la cérémonie le 9 mars 1905. Ce fut très émouvant !

 

 

Si mes souvenirs sont exacts, je pense que c’est en raison de la mauvaise santé de mon père que nous n’avons pas poursuivi l’expérience de pêche en Angleterre. Nous nous contentions alors de faire la pêche dans les parages d'Ouessant.

Afin de mieux connaître les fonds rocheux de cette immense zone, je me suis procuré alors des cartes marines ; je les ai étudiées et j’ai découvert ainsi un outil précieux pour mes futures campagnes. Ma formation de guetteur sémaphorique, pendant mon service militaire, m’avait appris à lire et interpréter des cartes identiques. J’ai donc commencé à apprendre sur le bout des doigts, et à connaître 'par cœur', les basses, les accords de roches, les failles, les chenaux, et surtout les alignements favorables de l'archipel ; annuaires des marées et cartes marines sont devenus mes livres de chevet.

En mars 1907, je deviens le patron du Deux frères ; j’ai vingt-six ans et mon père, qui a alors 49 ans, est souvent malade et m’a confié la barre de son bateau.

 

 

1909 est une date importante dans ma vie. En effet, le 21 avril de cette année-là, je me marie avec Marie Françoise Joséphine COPY. Celle-ci est née en 1883 à la ferme de la presqu'île de Kermorvan, à l'époque commune de Ploumoguer, mais qui va, sans doute bientôt, faire partie du territoire de la commune du Conquet.

La famille Copy, exploitant agricole sur les terres de la presqu'île de Kermorvan, aux îles Béniguet et Quéménès, où elle n'était que fermier, possédait beaucoup de biens fonciers bâtis en ville du Conquet. Marie Françoise, ma femme, recevait à son mariage deux maisons sises au 8 de la rue Saint-Christophe ainsi que des maisons anciennes situées place de l'église.

 

 

Aussitôt après mon mariage, avec l’entier accord de mon épouse, il est décidé de remplacer au plus vite le Deux frères, devenu trop vieux. La commande fut faite à un chantier du Conquet et la construction débuta aussitôt. Pour en assurer le financement (les acomptes s'effectuaient au fur et à mesure de l'avancement des travaux), il fallait trouver de l'argent. Les maisons anciennes de la place de l'église furent alors vendues. Le 10 décembre 1910, le nouveau voilier reçut le nom de Vierge de Massabielle, et prenait la mer. C'était un bateau non ponté de 12,16 tonneaux, à voile, et sans moteur.

Durant les étés 1911, 1912, 1913 et jusqu'en Octobre 1914, la Vierge de Massabielle assure les campagnes de pêche sur les côtes anglaises. En dehors de ces périodes, la zone de pêche est l'archipel d'Ouessant-Molène.

 

 

Le 3 novembre 1912, j’étais affairé sur mon bateau lorsque j’ai entendu appeler au secours. Je cherche pour savoir de quel côté venait l’appel. Enfin je le situe : il s’agissait d’un enfant, qui venait de tomber d’un canot. Je m’approche le plus que je peux, puis voyant mon impuissance à m’approcher davantage, je me jette à l’eau pour secourir l’enfant qui commençait à montrer des signes de faiblesse car l’eau était glaciale en ce début de novembre. Les pêcheurs situés à la pointe des blagueurs (Saint-Christophe) avaient vu le spectacle et beaucoup étaient rapidement descendus pour me prêter main forte et nous sortir, moi et le petit, de la flotte. C’est à ce moment que je me suis aperçu qu’il s’agissait du jeune Kernéis, âgé de neuf ans. Je l’ai revu ce petit, pas plus tard qu’au mois de juin dernier (1955 : NDLR) lorsque je me trouvais à la clinique de Saint-Renan. Lui-même était hospitalisé pour je ne sais quelle raison. Le destin nous avait réunis tous les deux là, dans la douleur.


(à suivre)

 

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L
<br /> Bonsoir MARCEL,<br /> <br /> Je suis en attente de lire la suite sur mon arrière Grand Père.<br /> As tu des histoires sur mon Grand Père, Jean ?<br /> <br /> Chaleureusement,<br /> Jean François Le Boité<br /> <br /> <br />
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