Jean-François Le Boïté - autobiographie - 5ème partie

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L’Iris

 

Cargo belge, sans combustible - avril 1921

 

Le premier cargo que j’eus à piloter vers Brest, quelques jours après ma nomination officielle de pilote lamaneur, fut l'Iris.

Ce navire venait d’Anvers (Belgique) et devait faire escale à Brest pour charbonner. Pris dans une tempête de Nord-ouest dans la Manche, il avait été fortement malmené. La nuit, abandonnant sa route normale vers l'ouest, il avait préféré limiter les dégâts à bord en mettant cap à la lame venant du N-W. Le matin, le vent avait fait volte-face et était passé à l'est. Il avait certes molli, mais la mer était restée grosse. Le navire avait, de ce fait, repris sa navigation vers l'ouest.

C'est dans le nord-est d'Ouessant que je pris en charge le cargo pour le conduire à Brest. Sitôt monté à la passerelle, le commandant me mit au courant de la situation particulière de son navire. Dans son avancée pénible dans la Manche, face à la tempête, il avait consommé plus de charbon que prévu au départ d'Anvers. Puis il reprit : « A partir de ce moment, je n'ai plus de combustible pour continuer ma route sur Brest car les chauffeurs balancent les dernières pelletées d'anthracite dans les foyers. Vu le gros temps qu'il fait je n'ai pas jugé bon de faire appel aux services de secours des remorqueurs de Brest. Leur solution serait la prise en remorque de mon navire jusqu'au port. Il y aurait beaucoup de risques par grosse mer : des aussières qui cassent, mon bateau désemparé pendant que l'on reprend de nouvelles aussières, etc. Arrivé si près de la fin du voyage, je vais me débrouiller pour trouver le combustible nécessaire pour terminer notre trajet. Quant à vous, je vous demande de piloter le navire par la voie la plus économique possible.»

Sur ces mots, le commandant s'éclipsa et me laissa avec l'Officier de navigation à la passerelle. Je lui fis part de mon projet :

« Nous allons éviter de contourner Ouessant par le grand large ; en passant par le chenal du Fromveur nous allons réduire le trajet de plusieurs milles marins. Seulement, dans le Fromveur, je vais vous secouer, car la mer est grosse en ce moment.» Ce qui fut décidé fut fait et quelques instants plus tard, l'Iris abordait l'entrée du chenal.

Soudain, je fus surpris de voir l'animation qui régnait sur le pont : les hommes d'équipage allaient et venaient, avec cordes, haches, harpons. Très vite ils étaient à pied d'œuvre à la base des mats de charge. Je compris alors que le combustible d'appoint dont le Commandant m’avait parlé peu de temps auparavant, était les mâts de charge du navire.

Effectivement, les matelots attaquaient la base des mâts à la hache, tandis qu'une autre équipe guidait la chute sur le pont en tirant sur des cordages fixés à mi-hauteur. Aussitôt, une troisième équipe, au harpon, débitait les mats en rondins de 60 centimètres de long. Enfin, un quatrième groupe faisait la chaîne pour transférer les bûches du pont vers les chaufferies.

Mais ce n'était pas tout ; le travail de découpe des mâts n'était pas fini que, déjà, l'équipe des harpons et des haches s'en prenait aux embarcations en bois, vedettes, chaloupes, baleinières, et tout cela disparaissait en planchettes dans le local des machines. Puis ce fut le tour des parquets de pont de subir le même sort. Au levier, les planches de chêne étaient sauvagement et prestement enlevées et, hop ! « Descendez, on vous demande aux chaudières.»

L'Iris filait bon train malgré la grosse mer. Aux chaufferies, les foyers ne faisaient pas de différence entre combustibles, charbon ou bois ; seul, cependant, le volume était plus important. En principe, on devrait arriver à Brest assez vite.

Le cargo était maintenant à la hauteur de la pointe Saint-Mathieu. La partie était gagnée. « Encore un petit effort, il reste encore les lambris des chambres des officiers et leurs meubles en pitchpin.» Ce dernier travail terminé, l'Iris entrait en rade de Brest, vidé de son sang de bois, et en piteux état. Cependant le Commandant était heureux d'avoir pu arriver au port par ses propres moyens.

Il avait mis un point d'honneur à entrer à Brest, sans mâts d'accord, mais surtout sans avoir eu à hisser le pavillon de détresse sur son navire.

 

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Le Hollandais flambant

 

J’étais en pêche avec mon voilier le Vierge de Massabielle, dans les parages des "Pierres Noires". Soudain, à l'horizon, un panache de fumée. Je dis alors à mes matelots : « Un cargo à piloter sans doute ». On accélère alors le mouillage des casiers et on met le cap sur le navire en vue. La bonne brise devait permettre au voilier de l'atteindre rapidement avant les autres concurrents.

Au fur et à mesure que le Vierge de Massabielle avançait vers le bâtiment, à la jumelle, j’observais des fumées qui me paraissaient anormales. Il y avait certes les fumées des cheminées, mais il y avait de plus des fumées étranges, un genre de brouillard léger qui enveloppait le navire. Tout à coup, à la pointe du mât je distinguais les drapeaux "Y.A.", signal de détresse. Je comprenais alors qu'il s’agissait d’un cargo en feu.

Arrivé à quelques encablures du bâtiment, l'officier de navigation, au porte-voix, m’informait que son bateau transportait dans ses cales du coprah (amande de noix de coco) et que le feu avait pris dans la cargaison causant un incendie inquiétant dans la cale numéro 1. « Vous êtes le pilote du coin. Vos services seront les bienvenus pour nous piloter sur Brest au plus vite. Montez à bord.»

La partie de cale en feu se dessinait très bien sur la coque extérieure. À la ligne de flottaison, les tôles du flanc du navire, surchauffées, provoquaient l'ébullition de l'eau de mer et des vapeurs d'eau bouillante s'en dégageaient. Au dessus de cette ligne, la peinture noire des tôles se boursouflait et se détachait en pellicules molles, puantes, qui tombaient à la mer.

Je montais donc à bord et grimpais à la passerelle. Mon travail de pilotage commençait aussitôt. La navigation ne présentait pas de difficultés particulières malgré l'incendie à bord : il faisait beau et la mer était calme. J’avais un œil sur les alignements côtiers et un autre sur le drame qui se jouait à mes pieds. À la passerelle, j’étais aux premières loges pour assister aux opérations de l'équipage.

Tout le personnel disponible était sur le pont, un pont qui chauffait dur et sur lequel on ne pouvait marcher que chaussé de sabots de bois. Les matelots allaient et venaient traînant des pompes à eau et des tuyaux. D'autres maniaient des lances à incendie et arrosaient copieusement les ponts et surtout les panneaux de cale en chêne. Si l'un de ces panneaux brûlait et s'effondrait, ce serait inévitablement l'entrée spontanée d'air frais dans la cale et cela déclencherait, ce que le commandant redoutait, un incendie incontrôlé avec d'immenses flammes. Dans ce cas, il faudrait immédiatement évacuer le navire et assister à sa triste agonie. Afin de parer à cette éventualité, le commandant avait donné l'ordre de descendre les canots de sauvetage du bord au ras de l'eau de façon à minimiser le temps d'évacuation de l'équipage et des officiers.

Par radio, le navire avait déjà demandé le secours du bateau-pompe de Brest. Sans tarder, l'Iroise, le remorqueur de secours de haute mer, devrait être là, équipé de ses pompes d'incendie ; on avait l'espoir de pouvoir se rendre maître du feu. Dans l'immédiat il fallait que les panneaux de cale tiennent le coup : feu dessous, eau à gogo dessus.

Pour l'instant l'incendie était maîtrisé, jugulé, par manque d'air dans une cale close. Par les joints des planches de chêne, des fumerolles, jaune soufre, lourdes, suffocantes, s'échappaient des fissures et s'écoulaient comme de l'eau sur le pont, puis le vent les emportait sur la mer.

À la passerelle avec l'officier de navigation, j’avais fait accélérer la vitesse du cargo. Soudain, en vue, par l'est, le remorqueur de secours, l'Iroise ! Bien vite il accoste le navire en détresse et sitôt amarré à son flanc, les puissantes pompes sont mises en marche. Les lances d'incendie sont introduites, avec beaucoup de précaution, dans des trous pratiqués dans les panneaux de cale en chêne qui tiennent le coup pour encore. Hélas ! L'arrosage de la cale en feu se révèle inefficace car l'eau étant plus dense que l'huile de coprah, celle-ci en feu surnage. De plus, on fait remonter le magma en flamme vers la partie haute de la cale avec un autre inconvénient : une surcharge d'eau inutile dans la cale.

Le bateau est maintenant à la hauteur de la pointe de Bertheaume. Depuis l'intervention du remorqueur, la situation ne s'est pas améliorée, bien au contraire, elle s'est aggravée. Les tôles des flancs du navire se sont tellement dilatées sous l'effet de la chaleur que certains rivets d'assemblage lâchent. Les fentes, visibles sur les flancs, laissent suinter le coprah liquide en feu qui tombe à la mer.

Sur le pont, les panneaux de cale s'amincissent ; on sent déjà leur affaissement malgré l'arrosage abondant. Pressentant l'évacuation du navire, j’envisageais déjà d'avoir à échouer le bateau sur une des rares plages du goulet afin qu'il ne soit pas abandonné en feu et à flot dans le chenal.

Une brève concertation s'engage entre les trois hommes : le commandant du cargo, le patron de l'Iroise et moi, le pilote. Pour le Commandant Malbert, le patron de l'Iroise, spécialiste des détresses en mer, le navire en feu était probablement condamné. En conséquence, il fallait prendre une décision rapide pour savoir où on allait piloter l'épave pour mourir. Dans le port de Brest ? Pas question, trop de risques pour les autres navires à quai. Mouiller en rade ? Il ne faut pas y songer. S'il coule après l'incendie, ce sera une épave sous-marine dangereuse pour la navigation, pour un an ou deux peut-être, le temps aux scaphandriers de la découper. Pour conclure, le cargo sera échoué sur le sable de l'anse de Saint-Marc. S'il coule, ce sera une épave visible, sur une zone qui n'est pas une zone de navigation. Ce qui fut décidé fut fait ; et rapidement à bord, on mettait en place le dispositif d'évacuation du cargo, le moment venu.

À grande vitesse, le bâtiment en détresse, avec à ses flancs l'Iroise et les canots de sauvetage du bord à ras de l'eau, dans un nuage de fumée, traversait la rade, route vers l'est, puis cap à bâbord, vers la plage de Saint-Marc.

Soudain, ce fut le choc mou du navire qui plongea, étrave et quille, dans la vase du fond, puis il s'immobilisa. À ce moment, une planche du panneau de cale s'effondra. Le Commandant Malbert recommanda l'évacuation immédiate du cargo. En quelques minutes, tout le monde était sur le pont du remorqueur de secours qui s'écarta au plus vite de l'épave en feu.

Il était temps, car peu après, tout le reste du panneau de cale s'effondra dans le magma incandescent et aussitôt quelques explosions secouèrent le bâtiment, tandis que des flammes très hautes s'élançaient vers le ciel. C'était maintenant l'incendie de la cale et très vite il gagna tout le navire. Un nuage de fumée, semblable à celui d’un champignon, s'éleva au dessus de la rade.

La population de Brest, vite mise au courant du drame, s'était amassée un peu partout pour assister au spectacle, les uns sur la plage, d'autres sur la rampe de la gare ou encore sur le cours Dajot. L'agonie lente du cargo hollandais dura trois jours à trois cents mètres de la grève. La Direction du Port avait préféré laisser le navire se consumer sans essayer d'éteindre l'incendie ; ainsi le coprah brûlait dans une cuvette et évitait de ce fait de se répandre dans la rade sous forme d'une mini-marée noire.

 

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Le Guichen

 

Le Guichen était un cargo de la Compagnie des Chargeurs réunis. C'était un bateau tout neuf ; il venait de Cardiff (Grande-Bretagne), avec dans ses cales une cargaison de charbon destinée au port de Brest.

Le navire s'était présenté dans le N-W de l'Iroise battant pavillon de détresse "YA". Il accusait effectivement une surcharge avant et une forte gîte à bâbord estimée à 20/22°. C'est dans ces conditions que j’eus à piloter, d'urgence vers Brest, ce cargo bien handicapé.

Sitôt monté à bord, j’étais mis au courant de la situation. Le bâtiment avait essuyé une forte tempête de N-W en traversant la Manche. Un panneau de cale avant avait été arraché par les lames ; cette cale avait embarqué de l'eau qui s'était mêlée au charbon en vrac. C'était ce mélange d’eau et de charbon, qui avait transformé la cargaison en mixture mouvante qui s'était déplacée sur bâbord sous l'effet de mauvais coups de roulis du navire pris dans la tempête. Si le Guichen piquait du nez à l'avant, c'était dû à la charge supplémentaire d'eau de mer embarquée, et la gîte venait du déplacement de la cargaison de charbon dans la cale.

Naviguer avec ce bateau présentait le gros risque qu'il ne chavirât à tout moment. À bord, il était difficile de tenir debout sur le pont et, pour se déplacer, il fallait s'agripper à tout ce qui se présentait de solide, bastingage, cabestan, panneaux de cales, aussières pendantes.

Monter aux ponts supérieurs n'était pas chose aisée, par des échelles dont les marches accusaient une inclinaison inconfortable. Fort heureusement, là, il y avait les balustrades d'escaliers qui permettaient de s'accrocher efficacement pendant la montée ou la descente. À la passerelle, la pente excessive du plancher rendait les opérations de navigation malaisée pour le pilote et le barreur qui avaient bien des difficultés à se tenir debout. Le Commandant avait fait couvrir le sol de bois de la passerelle d'un grossier filet de jute fixé aux angles de la pièce. Ainsi le sol présentait-il plus d'adhérence aux pieds que le plancher nu.

Depuis que le cargo, s'engageant dans l'Iroise, avait changé de route, cap à l'est, vers le goulet de Brest, la grosse mer s'était un peu apaisée. La présence des îles dans le nord, avait atténué la vigueur des lames ; mais il restait encore la grande houle venant du N-W qui attaquait le bâtiment par le travers bâbord. Le roulis qui en résultait, rendait la navigation difficile et dangereuse. Les pompes de bord, tant bien que mal, s'employaient à vidanger l'eau des cales à demi inondées. Cette eau, en fond de cale, par sa mouvance, provoquait l'instabilité du navire. Chaque fois que la bosse d'une vague de houle s'avançait à l'assaut du flanc du bateau, c'était à bord l'inquiétude quasi générale : « On chavire ou on étale le coup, cette fois ! »

Par mesure de sécurité, en cas de retournement imprévu du navire, le Commandant avait ordonné à tout le personnel du bord de porter leurs gilets de sauvetage, et « tout l'équipage sur le pont, prêt à sauter à la mer en cas de danger.» Seuls, malheureusement, restaient aux chaufferies les deux matelots devant assurer la bonne marche des chaudières et machines.

Sans forcer, sans brutalité, en menant une allure régulière, on devrait atteindre la rade de Brest, sans encombre. Nous voici enfin, à la hauteur de Saint-Mathieu. À l'abri des côtes, relativement proches, la mer s'était calmée un peu plus ; les risques n'étaient plus à craindre à présent.

Quelques temps plus tard, le Guichen entrait au port de commerce sans ennuis. Il fut admis à accoster à quai dans la zone charbonnière. Les grues commencèrent aussitôt le déchargement du charbon, côté bâbord, c'est-à-dire côté gîte. Petit à petit, le cargo reprit son assiette normale. L'incident du Guichen était clos.

 

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La mer calmée

 

Un jour, par gros temps, un cargo se présente dans l'ouest de la mer d'Iroise. Il demande le pilote. Mon bateau est seul dans les parages. J’essaie donc, en filant le long du bord du cargo, - qui a réduit son allure pour l’occasion - de m'approcher de l'échelle de corde. Mais rien n'y fait, je n'arrive pas à ‘’crocher dedans’’. Alors, comme tout bon marin de l'époque, je lance une bordée de jurons. Et tout à coup, comme si "le ciel" m'avait entendu, il se passe une chose incroyable : le vent tombe et la mer se calme un peu. J’en profite pour me saisir de l'échelle et grimper rapidement à la coupée. Le reste, c'est de la routine pour entrer dans la rade de Brest.

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Le Lipari

 

Le Lipari était un paquebot mixte de la Compagnie Française des Chargeurs Réunis (152 m de long ; 18 de large ; 16 316 tonnes). Je n’ai pas eu à le piloter ni à l’entrée ni à la sortie de Brest, mais son aventure mérite que j’en parle ici. Il avait quitté Buenos-Aires et avait fait route vers Dakar, Leixoës (Portugal), Gijon (Espagne), la Pallice et Brest. Dans ce port, il avait débarqué des passagers et 390 tonnes de viande congelée. Il reprenait sa route pour Le Havre, Dunkerque et Anvers le lundi soir 30 avril 1923, vers 8 heures 30. Vent de sud suroît, jolie brise. Après avoir passé les Vieux Moines à 21 h 55, le navire monte vers la Manche par le chenal du Four, quand tout à coup, aux abords des Plâtresses, la coque subit une secousse. Le navire oscille et passe un obstacle. D’après le pilote, mon collègue Josse, le navire n’a pu que rencontrer une épave et non pas heurter une roche.

Le Lipari tente de regagner Brest, mais la voie d’eau ouverte à l’étrave est trop importante. Le Commandant du navire décide alors sur les conseils du Pilote d’échouer le bateau sur la plage des Blancs-Sablons. Deux ancres sont mouillées ; le steamer fait côte perpendiculairement à la plage, mais avec le ressac, une chaîne casse, la deuxième ancre chasse, et finalement le Lipari se met en travers dans une posture défavorable. Ce même jour et le lendemain, divers navires essaient de le tirer de là, mais en vain.

J’avais été dépêché par la station de pilotage sur le paquebot afin d’aider à son déséchouage, mais on n’arrivait à aucun résultat. Je suis resté à bord du Lipari pendant quatre jours.

À partir du 8 mai, pour alléger le navire, à la suite de la décision des autorités maritimes et sanitaires, il avait été décidé d’évacuer la viande congelée (une partie était d’ailleurs décongelée parce que l’eau avait envahi certains compartiments). Alors le dimanche 13 mai, à cause des mortes eaux et pour gagner du temps, 1 600 tonnes de viande sont jetées par dessus bord. C’est la curée des gens de la côte. Des tonneaux de graisse sont entreposés sur la dune, surveillés par douaniers et gendarmes, mais la tentation est trop forte pour les riverains. Chaque maison du Conquet a rapidement sa provision de graisse. Les enfants des écoles plaisantent la géographie en chantonnant : « Grèce, capitale Lipari ! » Je connais des familles qui ont utilisé les dernières provisions de graisse pour fabriquer du savon pendant la guerre 39-45.

Pendant ce temps, j’ai pris place à bord d’un canot de sauvetage anglais du nom de « Lady of the iles ». J’étais chargé d’approcher le Lipari quand il y avait assez d’eau pour mouiller des ancres et envoyer des bouts à bord.

Le vendredi 18 mai, 8 remorqueurs, les plus puissants que l’on ait trouvé, attendent à l’entrée de la baie. Un seul s’attelle au paquebot. Vers 16 heures, le remorqueur tend l’aussière, les deux hélices du Lipari battent la mer, la masse s’ébranle. En eau libre, le Lipari largue le bout, et ‘file’ seul vers Brest. 1500 tonnes de viande sont débarquées avant que le navire n’entre en bassin de radoub à Brest.

La viande avariée échouée en haut des dunes des Blancs-Sablons empeste l’air, et à l’aide de pétrole, coaltar, bois et charbons, des équipes incinèrent tout ce qui peut être brûlé. Mais au bout de plusieurs jours, l’entreprise chargée de l’opération déclare forfait. Le reste sera enterré dans de grandes fosses de 4 mètres de profondeur.

Des sondages effectués dans les parages des Plâtresses ont révélé l’existence de deux roches inconnues, mais hors la route effective suivie par le navire. Par ailleurs, il est fort possible que le Lipari ait heurté, soit l’épave d’un bateau coulé pendant la guerre et qui se déplacerait encore, soit une grande masse flottant entre deux eaux.

Le pilote Josse a été lavé de toute responsabilité dans cette affaire.

 

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Une fâcheuse affaire

 

Dans ma carrière, il n’y a pas eu que des évènements heureux ou chanceux. Il y eut aussi ceux qui laissent un goût amer.

L’affaire du « Saint Enogat » s’est passée le 23 septembre 1927, c’est-à-dire moins de quatre mois après ma prise de fonction en qualité de pilote de la station de Brest. Si j’avais des connaissances dans la conduite des bateaux à l’entrée et à la sortie du port, je n’étais pas encore accoutumé aux manœuvres le long des quais, et notamment pour l’entrée et la sortie du bassin de radoub.

Voici le rapport qui en a été fait par l’Administrateur de l’Inscription maritime, Rouault de Coligny, et le Capitaine de la Marie Marchande, Laîné, le 21 octobre 1927 :

« En raison de la présence au quai Nord du 5ème bassin de 2 chalands et du vapeur désarmé « Glaneuse » et de la bonne brise de S.W. qui régnait le 23 septembre, l’entrée en cale sèche de ce dernier navire nécessita d’assez sérieuses précautions. C’est ainsi que 2 remorqueurs en flèche à l’AR du bâtiment et un autre à l’AV avaient pour mission, d’abord de décoller le navire du quai, puis ensuite, d’aider à le rentrer au bassin de radoub.

« Malgré les mesures judicieuses prises, et, le bon début des opération pour la présentation normale à l’entrée de la cale sèche, le « Saint Enogat », dont l’arrière n’avait pas encore atteint le lit du vent, eut à subir un grain très violent en dépit des efforts maxima conjugués des deux remorqueurs de poupe, l’arrière du bâtiment fut rapidement drossé dans la direction du quai et des chalands qui s’y trouvaient amarrés Se rendant compte de l’impuissance de ses remorqueurs et dans le but d’éviter de tomber sur les dits chalands et la « Glaneuse », le capitaine du « Saint Enogat » essaya de redresser son navire en faisant fonctionner la machine : cette manœuvre ne réussit pas. De plus, par suite de l’état lège du bâtiment, les pales de l’hélice émergeant en partie vinrent donner contre la ceinture inférieure d’un des chalands, les quatre branches furent successivement brisées avant que le propulseur ne fut complètement arrêté.

« Il convient de remarquer que le Pilote LE BOITÉ, de la station de Brest qui assistait le Capitaine JAMET dans cette manœuvre de bassin, manœuvre que rendait encore plus délicate le mauvais temps et la présence de chalands et de la « Glaneuse », a déclaré dans sa déposition connaître imparfaitement les lieux et les difficultés d’une opération qu’il effectuait pour la première fois. Rattaché administrativement à la station de Brest, par un récent décret, LE BOITÉ, ancien pilote de la station du Conquet, n’eut pas dû, semble-t-il, se voir confier une telle mission sans avoir, au préalable, parachevé son instruction pratique dans ses nouvelles attributions de pilote de la station de Brest.

« En la circonstance, il y a sans doute une organisation défectueuse du service du pilotage du port. En effet, ces quatre pilotes des stations extérieures, récemment attachés au centre de Brest, ont besoin de connaître parfaitement leurs nouvelles obligations ; par suite, ils ne sauraient être utilisés qu’en doublure jusqu’à leur complète instruction des connaissances requises.

« Il résulte de l’exposé qui précède que les avaries survenues tant au « Saint Enogat » qu’aux autres navires à quai, sont attribuables pour une certaine part à l’inorganisation du service du Pilotage de Brest, et en moyenne part, à la violence du grain survenu inopinément pendant les manœuvres en cours. Le capitaine ignorant l’incapacité du pilote qui l’assistait, voit sa responsabilité largement atténuée.

« En raison de la nécessité de profiter de la marée pour entrer en cale sèche et l’impossibilité de retarder les opérations pour lesquelles les ordres avaient été données et toutes les dispositions prises, nous estimons :

« 1°) Que le Pilote LE BOITÉ n’encourt personnellement aucun reproche ;

« 2°) Que la responsabilité du Capitaine JAMET doit être mise hors de cause par suite des circonstances de force majeure en présence desquelles il s’est inopinément trouvé.

« BREST, le 21 octobre 1927. »

 

J-F.L.B. : À la suite de cette affaire, le Pilote Major Kerros, de la station de Brest, a reçu des ordres stricts pour que les ex-pilotes côtiers soient assistés par un autre plus expérimenté lorsqu’ils avaient des manœuvres inconnues ou imparfaitement maîtrisées à effectuer.

Une autre avarie était d’ailleurs survenue au vapeur « Martine », piloté par Masson, à la même époque. Là encore des remontrances avaient été adressées à Kerros. Un règlement fut alors rédigé pour régler le problème au moins jusqu’à la fin du mois d’avril 1928.

Outre l’assistanat des pilotes côtiers dans certaines phases difficiles près des quais et de la cale de radoub, les anciens de Brest devaient effectuer seuls le pilotage dans les rivières Élorn et Aulne. Là aussi, c’était très ardu, en raison des lits de rivière qui pouvaient changer de cours entre les marées. Pour ma part, lorsque la possibilité m’en a été offerte, je n’ai pas beaucoup aimé ce travail qui n’était pas très valorisant. Mais il fallait bien le faire quand même.

 

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 Le Castor

 

Le Castor était un cargo caboteur hollandais qui s’était échoué le 9 mai 1950, sur les roches au sud-ouest de l’île Béniguet. Je me suis porté volontairement sur le cargo et ai offert mes services, quasi gratuits, pour tirer ce bateau de sa mauvaise position. Mer belle, mais temps bouché. Après des manœuvres très délicates, le 10 mai, à minuit 57, heure de la pleine mer, j’arrivais à le déséchouer. Je l’ai ensuite piloté jusqu'à la limite de croisière du pilotage de Brest. Le Castor est alors rentré à Brest, où l’on ne constata que des dégâts peu importants. Voici d’ailleurs le récit tel que je l’ai consigné au Bureau de l’Inscription Maritime de Brest :

« Brest, le 11 mai 1950.

« Ayant appris par un pêcheur qu’un navire battant le signal Y.A., était à la côte sur le côté Nord de l’île Béniguet, je me suis rendu à bord du canot de sauvetage du Conquet à 21 heures, le 10 mai, pour me mettre à la disposition du capitaine. Le temps était brumeux, la visibilité était très réduite.

« À mon arrivée sur les lieux, à 21 h 30, j’ai reconnu que le navire hollandais à moteur ‘‘Castor’’ de Groëningen, était échoué sur les rochers à l’ouest de Karreg ar Norman, à peu près Nord-Sud des fermes de l’île Béniguet. Il était cap à terre, engagé entre les roches qui l’encadraient à une vingtaine de mètres aussi bien à babord qu’à tribord. Derrière lui était un petit chenal par lequel il était passé avant de se mettre dans cette position. La coque reposait des deux bords sur des roches et roulait doucement.

« Le canot de sauvetage ne pouvant accoster faute d’eau, un canot à l’aviron m’a conduit à bord du ‘‘Castor’’. J’ai fait connaître au Capitaine ma qualité d’ancien pilote des stations de BREST et du CONQUET.

« Le capitaine avait déjà fait frapper, sur une roche vers l’arrière, un fil d’acier partant de bâbord arrière du navire et qui avait été raidi à la main.

« La pleine mer était à 0 h 57 (heure locale). Dès que je me suis rendu compte à la mer montante et vers 0 h 30 que l’aussière de l’arrière prenait un peu de mou, j’ai fait faire en arrière-doucement et le navire s’est dégagé en venant sur tribord. L’aussière arrière ayant été rentrée, j’ai évité le navire entre les roches que, dans la nuit noire, je pouvais reconnaître grâce au projecteur allumé.

« La visibilité étant médiocre, j’ai conduit le navire à un mouillage d’attente, d’où nous sommes partis le 11 à 6 heures par temps clair ce qui nous a permis de sortir de l’archipel par le chenal passant entre Kerouroz et la Siège. J’ai ensuite conduit le ‘‘Castor’’ jusqu’à la croisière de la station de Brest, où j’ai laissé la conduite au pilote de cette station.

« Sans mon assistance, le capitaine du ‘‘Castor’’ aurait été dans l’impossibilité de sortir son navire de la situation dangereuse où il se trouvait, car en se dégageant, il avait de grandes ‘chances’ de s’échouer sur une autre roche.

« Je vous serais reconnaissant, Monsieur l’Administrateur, de transmettre mon rapport à l’agent du ‘‘Castor’’, pour que les propriétaires de ce navire apprécient eux-mêmes l’importance du service que je leur ai rendu.

« Veuillez agréer, …

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A la suite de cette affaire j’ai été élevé au grade d’Officier du Mérite Maritime qui m’a été décerné par décret du 19 octobre 1955.

Cette distinction m’a été officiellement remise le jeudi 15 décembre 1955. Malgré mon infirmité, j’ai tenu à me rendre à Brest ce jour-là.

Depuis, je me déplace plus. Mon fauteuil est près de la fenêtre donnant sur la rue Saint-Christophe, et de là je peux voir passer les patrons et marins pêcheurs qui me saluent et s’arrêtent parfois pour faire une causette, et parler du temps qu’il fait ou de leur métier qui fut aussi le mien avant qu’il ne prenne une autre tournure. Mais on sait que, même en retraite, je suis allé en mer, pendant plusieurs années, notamment pendant la guerre et même quelques années après.

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(Fin de la 5ème partie : à suivre des témoignages familiaux)

 

Jean-François Le Boïté en mai 1956

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